1

Quand Akhésa ouvrit les yeux, l’aube rougeoyait. Le sang du premier soleil inondait le Nil. La cité de la lumière[1] capitale du pharaon Akhénaton et de son épouse Néfertiti, s’éveillerait bientôt. Déjà, dans les rues bordées de maisons blanches, passait la première escouade de policiers qui allait relever la garde veillant sur les frontières du territoire d’Aton, le soleil divin.

Il y avait de plus en plus de policiers et de militaires dans la cité du soleil depuis que des bruits inquiétants circulaient sur la santé de Pharaon. De mauvaises langues osaient même affirmer qu’Akhénaton, en proie à des crises de folie mystique, s’était brouillé avec la belle Néfertiti, dont les absences répétées lors des cérémonies officielles faisaient jaser les courtisans.

De ses yeux vert tendre, Akhésa contempla longuement le soleil de ce matin de fin d’hiver, boule de feu donnant la vie à tous les êtres qu’il touchait de ses rayons. Elle ne se lassait pas de ce spectacle grandiose qui calmait ses angoisses. À cet instant, elle l’appréciait davantage encore. Ses jeunes seins se gonflaient d’une légitime fierté. À quatorze ans, Akhésa était une magnifique jeune femme brune, au corps mince et élancé. Elle se sentait adulte, délivrée des préoccupations de l’enfance. Les jeux des adolescentes ne l’intéressaient plus. Dans sa tête et dans son cœur s’était opérée une étrange métamorphose. C’était à cause d’elle qu’Akhésa s’était enfuie et que, depuis un jour et une nuit, elle se cachait. Elle voulait se découvrir, comprendre les lois de sa propre destinée.

Vêtue d’une courte tunique de lin blanc, pieds nus, sans bijoux, Akhésa avait réussi à progresser de ruelle en ruelle, de jardin en jardin, de toit en toit. Aucun des hommes lancés à sa recherche ne l’avait rejointe. Connaissant le moindre recoin de la cité, elle s’était faufilée sans hésitation dans le dédale de villas du quartier des nobles, au sud de la ville, passant derrière les riches demeures du grand prêtre et des ministres, se dissimulant dans un bosquet dès qu’elle apercevait un uniforme. Contournant le palais de plaisance de Pharaon et le lac où aimait voguer la famille royale dans des barques légères, elle avait gagné le centre de la capitale pour mieux se noyer dans la foule nombreuse qui déambulait sur la voie royale que bordait, sur plus de huit cents mètres, l’immense palais d’Akhénaton. Le pont enjambant cette vaste artère permettait aux notables de circuler aisément et de se rendre promptement de leurs bureaux à la salle d’audience de Pharaon.

C’est en longeant le ministère des Pays étrangers qu’Akhésa fut repérée. Le regard d’un commandant de la charrerie croisa le sien. Le temps d’alerter ses hommes, la fugitive avait disparu, se glissant dans un cortège de scribes qui se dirigeait d’un pas mesuré vers la Maison de Vie. Puis elle traversa une file de musiciennes sortant du temple et quitta la voie royale pour s’enfoncer dans le quartier des commerçants, au nord de la ville. Dans cette banlieue bariolée et animée, où s’installaient sans cesse de nouveaux arrivants, la jeune femme parvint à grappiller quelques dattes sur l’étal d’un boutiquier. Elle se cacha dans un atelier de menuisier qui n’était pas encore occupé et y reprit des forces.

Ses poursuivants n’étaient pas naïfs. Sous la direction de plusieurs scribes de l’armée et du chef de la police, ils avaient quadrillé la cité avec patience et méthode. Aucune maison n’échapperait à leurs investigations. À la tombée de la nuit, Akhésa avait été obligée de s’aventurer dans l’inconnu. Elle avait pénétré sur un grand chantier où s’édifiait un nouveau quartier destiné aux ouvriers de la nécropole.

La peur avait resserré son cœur. Elle avait frissonné. Ce n’était plus la merveilleuse ville ensoleillée aux jardins fleuris mais une zone inquiétante, peuplée de blocs épars, de tas de briques, d’échafaudages. Des ombres rôdaient, hyènes venues du désert en quête d’une charogne ou chiens errants à la chasse. En cette saison, la nuit était froide. Impossible d’allumer un feu qui aurait attiré l’attention des patrouilles. Par bonheur, Akhésa avait été pourvue par Aton d’une exceptionnelle vigueur qui nourrissait la plus resplendissante des santés. Ses craintes dominées, elle s’était roulée sur elle-même et avait dormi d’un sommeil d’enfant, confortée par la certitude que personne n’irait la chercher en un pareil endroit.

Que le goût de la liberté était suave ! Il était meilleur que le miel, plus enivrant que la bière de fête. Akhésa ne regrettait pas sa folie. Elle la dégustait à pleines dents, se félicitait chaque seconde davantage d’avoir brisé le cercle des coutumes qu’on lui imposait, d’avoir prouvé qu’elle était capable de défier des centaines d’hommes. Et son exploit n’était pas encore achevé ! Elle saurait obtenir de quoi se nourrir et se vêtir, narguerait encore longtemps ceux qui avaient cru s’emparer d’elle aisément.

Un seul objet lui manquait : son miroir. « Tant mieux, estima-t-elle. Je dois être affreuse, le visage couvert de poussière, les cheveux décoiffés. » Il lui fallait accepter les conditions sévères qui assuraient sa victoire.

Femme… Oui, elle venait de devenir femme. Le sang qui avait coulé de son ventre l’élevait à la dignité d’un être indépendant, responsable. Demain, elle pourrait donner des enfants à l’homme qu’elle choisirait et dont elle partagerait la vie. Ce secret-là, elle n’avait voulu le confier à personne, sinon au soleil, au désert, à la nuit. Elle avait tant attendu ce moment que certaines de ses camarades de jeux avaient connu avant elle, ne lui épargnant pas leurs moqueries. Chagrins oubliés, à présent. Akhésa avait rattrapé le temps perdu. Ce n’était pas seulement son corps qui avait changé, mais aussi son cœur. La puissance solaire du dieu Aton, elle la ressentait au plus profond d’elle-même, bien que ce fût un sacrilège. Seul Akhénaton, l’unique prêtre du dieu unique, avait le droit d’éprouver ce sentiment.

Un aboiement brisa le silence. D’un amoncellement de briques surgirent deux grands lévriers, suivis par une escouade de policiers. Akhésa se redressa et poussa un cri. Les chiens avaient flairé sa présence et se précipitaient vers son repaire. Entraînés depuis leur plus jeune âge, ces animaux savaient être de redoutables tueurs.

La jeune femme n’avait pas envisagé ainsi la fin de son escapade. Elle n’aurait pas cru que la princesse Akhésa[2], troisième fille d’Akhénaton et de Néfertiti, périrait la gorge déchirée par les crocs des lévriers de la police de son père.

— Arrêtez-les ! hurla Mahou, le chef de la police.

L’ordre avait jailli trop tard. Impuissant, Mahou assista à l’assaut des lévriers.

Il se voila la face.

Jamais Akhénaton, son maître, ne lui pardonnerait une telle erreur. Pharaon et son épouse portaient un immense amour à leurs six filles. Mahou avait eu tort de lâcher les chiens. Mais il ne s’attendait pas à découvrir la princesse en fuite dans cet endroit désert qu’il fouillait à tout hasard. Horrifiés, les policiers avaient abaissé leur gourdin. Comme leur chef, ils seraient condamnés à une peine sévère pour n’avoir point réussi à empêcher le drame.

Akhésa planta son regard dans celui du premier lévrier qui bondit sur elle. Un fol espoir s’était emparé d’elle.

— Bélier ! s’exclama-t-elle. Bélier, c’est toi…

Le chien s’arrêta net. Son compagnon le dépassa, muscles bandés pour l’attaque.

— Taureau, couche-toi ! cria Akhésa, interrompant l’élan de son agresseur.

Les deux lévriers, remuant la queue, léchèrent les pieds de la princesse. Akhésa leur caressa le dessus de la tête, comme elle l’avait fait cent fois lorsqu’elle les nourrissait, enfant, au chenil royal. Bélier et Taureau, en raison de leur rapidité à la course, avaient été affectés à des tâches de surveillance. Akhésa ignorait que l’amour qu’elle leur avait offert lui sauverait un jour la vie.

Mahou, de son pas lourd, s’approcha de la jeune femme.

— Vous devez me suivre, princesse, et regagner le palais. Votre père est furieux.

La reine soleil
titlepage.xhtml
Jacq, Christian - La reine soleil_split_000.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_001.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_002.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_003.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_004.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_005.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_006.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_007.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_008.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_009.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_010.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_011.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_012.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_013.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_014.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_015.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_016.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_017.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_018.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_019.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_020.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_021.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_022.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_023.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_024.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_025.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_026.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_027.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_028.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_029.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_030.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_031.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_032.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_033.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_034.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_035.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_036.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_037.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_038.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_039.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_040.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_041.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_042.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_043.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_044.htm
Jacq, Christian - La reine soleil_split_045.htm